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Mind Fuck, le complot Cambridge Analytica pour s’emparer de nos cerveaux - Christopher Wylie

Dans ce livre, le lanceur d’alerte Christopher Wylie, qui a travaillé pour la société Cambridge Analytica, raconte, avec précision et talent, l'histoire d'une arme de manipulation massive et comment l’utilisation des données personnelles de dizaines de millions de personnes et des opérations de manipulations mentales menées à grande échelle ont notamment permis, selon lui, à Donald Trump d’accéder au pouvoir, et au Brexit de l'emporter en Grande Bretagne, en passant par le massacre des Rohingas ou des guerres civiles en Afrique.

On se souvient des accusations contre Facebook pour avoir partagé avec d’autres des données d’utilisateurs. Pour nous aider à mieux comprendre ce qu’il s’est passé, et sans doute ce qu’il se passe encore, Christopher Wylie qui dénonce à la fois, Facebook, WikiLeaks, et les hackers du monde entier, révèle, à travers son histoire personnelle, les agissements de Cambridge Analytica qui avec les données achetées à Facebook a pu influencer des millions d’utilisateurs à des fins politiques, souvent, dit-il, avec l’aide active des Russes.
Créateur de l'algorithme qui a permis de profiler des millions de personnes, il explique comment, arrivé à vingt-quatre ans dans une entreprise anglaise chargée par le ministère de la Défense de combattre le fanatisme religieux en ligne, il se rend rapidement compte du trafic de données et de l’incroyable manipulation exercée par certains pouvoirs politiques avec l’aide implicite des géants du web.
En 2018, il n’hésite donc pas à dénoncer un système qu’il a lui-même contribué à édifier, car selon-lui c’est une menace pour la démocratie, voire pour la vie même des gens.
« Nous sommes en juin 2018, et je suis à Washington pour témoigner devant le Congrès américain sur les pratiques de Cambridge Analytica, une entreprise pour laquelle j’ai travaillé et qui est spécialisée dans la guerre psychologique, ainsi que sur l’écheveau complexe des relations unissant Facebook, la Russie, Wikileaks, la campagne de Trump et le référendum du Brexit (…) J’ai apporté des preuves de la manière dont les données de Facebook ont été transformées en armes pour Cambridge Analytica et comment le système qu’elle a construit a rendu des millions d’Américains vulnérables aux opérations de propagande d’Etats étrangers hostiles. »

Tous manipulés

A travers de multiples anecdotes, mettant en scène des centaines de personnes dont, entre autres, Steve Bannon ou Robert Mercer, Christopher Wylie explique comment collecte de données, analyse de profils psychologiques, création et propagation massive de contenus constituent in fine une arme de destruction massive au service des politiques.
« Les travaux de recherche sur l’utilisation des « social data », pour inférer les dispositions psychologiques des individus ont été publiés dans de nombreuses revues universitaires de référence, souligne-t-il. Tous ces travaux pointaient dans la même direction : les schémas de likes, de mise à jour du statut, d’appartenance à des groupes, de personnes suivies et de clics sont autant d’indicateurs discrets qui une fis compilés peuvent précisément révéler le profil psychologique de l’utilisateur. En 2012, Facebook a d’ailleurs déposé un brevet aux Etats-Unis pour déterminer les caractéristiques de la personnalité d’un utilisateur à partir de ses communications et de ses caractéristiques. (…) Une partie de l’équipe de Palantir réalisa que Facebook pouvait potentiellement devenir le meilleur outil de surveillance discret pour la NSA et ont donc commencé à travailler sur la construction de modèles de profilage »
Mindfuck révèle ainsi tous les dangers insoupçonnés de l’hyperconnectivité et des données personnelles laissées, sans même que l’on s’en rende vraiment compte, sur les réseaux sociaux. Le livre expose au grand jour, avec moulte détails, toutes les stratégies pour orienter le vote de millions de citoyens via des campagnes de communication ultraciblées qui ébranlent le libre-arbitre de chacun. Des stratégies qui à première vue pourraient sembler bien innocentes, mais qui s’appuient sur la puissance addictive des réseaux.
Pour Christopher Wylie, « il existe en réalité très peu de différences entre un utilisateur scrollant sans fin pour découvrir de nouveaux contenus et un joueur tirant encore et encore sur le bras d’un bandit manchot ».
A travers de multiples exemples réels et vérifiables, Christopher Wylie démontre de façon implacable qu’il n’existe en fait aucune vie privée sur Internet, à partir du moment où, en toute innocence on poste une information, un commentaire, un like, un share, on ne peut plus revenir en arrière et on livre ses données à tous ceux qui voudront bien en profiter, sans pouvoir se rendre compte à quel point nous sommes manipulés.
Le CEO de Cambridge Analytica, Alexander Nix, a lui-même avoué : « Aujourd'hui aux USA nous disposons d'environ quatre mille ou cinq mille éléments d'information sur chaque individu. Nous modélisons la personnalité de chaque adulte à travers le pays, quelques 230 millions d'individus ».

Paranoïa et théorie du complot

Pour parvenir à leurs fins, Cambridge Analytica et ses donneurs d’ordre n’hésitent pas à exploiter les facettes les plus sombres des individus et leurs peurs. Aux Etats-Unis notamment, pour la campagne de Trump, Cambridge Analatyca a ciblé les segments de la population se sentant les laissés pour compte de la mondialisation et du politiquement correct en les incitant de façon insidieuse à diriger leur rage et leur frustration vers les immigrants et les intellectuels libéraux et à se rendre aux urnes, alors que beaucoup n’avaient pas voté lors des élections précédentes.
« La stratégie consistait à identifier des cibles faciles à manipuler, explique Christopher Wylie. La première chose, c’était de trouver le point faible, c’est-à-dire les individus qui étaient susceptibles de devenir paranoïaques et instables. Puis l’entreprise se mettait à leur suggérer subrepticement des idées (…) parfois, quand des personnes s’entendent suffisamment répéter une chose, elles finissent par y croire. Elles commençaient alors à partager des rumeurs et à s’entrainer mutuellement toujours plus loin dans la paranoïa. (…)  Avec le temps, l’entreprise parvint à créer un mouvement national de citoyens conspirationnistes et névrosés. L’alt-right ». 
Wylie montre qu’il s’agissait en fait d’actionner le pire chez les Internautes de la paranoïa au racisme, à travers la création de fausses pages Facebook permettant de fédérer frustrés et adeptes de la théorie du complot en générant une « solidarité outragée ». 
Certains passages de Mind Funk renvoient d’ailleurs curieusement à la douloureuse réalité américaine mise en avant avec le meurtre de George Floyd.
« Bannon avait l’intuition qu’il existait une grande quantité d’Américains se sentant réduits au silence par la peur d’être traités de racistes. Les découvertes de CA confirmèrent ses intuitions : l’Amérique était bel et bien remplie de racistes qui restaient silencieux par peur d’être ostracisés. (…) Les publications ridiculisant les péquenauds avaient toujours existé, mais les réseaux sociaux offraient une occasion unique d’humilier les Américains « normaux » en les confrontant au snobisme des élites de la côte. Cambridge Analytica commença à utiliser ce contenu pour évoquer la croyance implicite en l’existence d’une compétition raciale. (…) Cette conceptualisation du politiquement correct comme menace identitaire catalysa un effet boomerang dans l’esprit des individus. (…) Ainsi se créait une étrange boucle dans laquelle les opinions racistes se radicalisaient un peu plus à chaque fois qu’elles étaient exposées à une critique ».

De profileur à lanceur d’alerte

Dans son livre, Christopher Wylie montre comment et pourquoi il a décidé de devenir lanceur d'alerte après avoir compris l'effet destructeur de ce qu'il avait aidé à créer. Il coopère donc avec de grands médias pour avertir le grand public. Ce coming out en tant que lanceur d'alerte a provoqué la plus grande enquête criminelle de l'histoire, sur des données informatiques.
Convoqué devant le Congrès américain, il dévoile tout avec une précision minutieuse : les financements, les liens avec les équipes de campagne de Trump, ou du Brexit, les techniques utilisées pour exploiter les failles de sécurité de Facebook, les tests effectués dans plusieurs pays africains, le recours aux hackers et les opérations des services russes.
Ses révélations lui ont d’ailleurs coûté cher… banni de Facebook et d’Instagram il raconte comment cela a également eu de fâcheuses répercussions sur sa vie privée, démontrant par là même l’emprise énorme des réseaux sociaux sur leurs utilisateurs.
« Le 16 mars 2018, Facebook annonça qu’elle me bannissait non seulement de Facebook mais aussi d’Instagram (…) on dit que l’on est capable d’apprécier quelque chose seulement quand on l’a perdu, et ce ne fut que lorsque je fus effacé de Facebook que je pris véritablement la mesure de la fréquence à laquelle ma vie interagissait avec cette plateforme. Plusieurs applis de mon téléphone cessèrent de fonctionner ainsi que des abonnements et des comptes sur certains sites. (…) A présent qu’on m’a confisqué la plus grande partie de mon identité numérique, je peux vous assurer que monde virtuel et monde réel ne sont pas séparés. Quand vous êtes effacé d’un réseau social, vous perdez contact avec les gens. »

Il est encore temps de légiférer

Bien sûr, aujourd’hui Cambridge Analytica a été mise en faillite et n’existe plus, mais cela ne signifie nullement que la menace a disparu. De très nombreuses start-up exploitent à leur tour nos données, si tout n’est pas piraté, la société est aujourd’hui plus que jamais livrée à des spécialistes qui affinent leurs capacités d’intoxication des systèmes. Il convient donc de rester lucides car les outils de manipulation sont toujours là prompts à se saisir de nos frustrations, de nos déceptions et de notre crédulité pour conduire de larges campagnes de désinformations.
Mais conclut le livre de Christopher Wylie, il est encore temps d’agir.
« A l’intérieur de Cambridge Analytica, écrit Wylie, j’ai vu de très près à quoi ressemblent l’avidité, le pouvoir, le racisme et le colonialisme. J’ai vu la manière dont se comportent les milliardaires qui veulent façonner le monde à leur image. J’ai vu les recoins les plus étranges et les plus sombres de notre société. J’ai vu ce à quoi sont prêtes les grandes entreprises pour protéger leurs profits. (…) Mais j’ai également vu des gens qui se battent pour réparer ce système défaillant (…) J’ai aussi vu des membres du Congrès inquiets et désireux d’en apprendre plus sur ce monde qui est désormais le nôtre. » 
Pour lui, si on veut empêcher une autre Cambridge Analytica, il faut impérativement corriger l’environnement défectueux dans lequel il a pu incuber, et la législation peut le faire contrairement à certaines idées reçues.
« Nous avons besoins de nouvelles règles pour contribuer à créer une sorte de friction saine sur le Web, afin de garantir la sécurité du public dans les écosystèmes numériques et les nouvelles technologies. »
Fort de cette certitude, il propose donc plusieurs pistes qui pourraient permettre d’avancer : un code de la construction pour Internet ; une charte de déontologie pour les ingénieurs informaticiens ; les services publics d’Internet et le bien commun ou encore l’intendance publique des communs numériques.
Pour Christopher Wylie, « l’imposition de normes de déontologie et de sécurité aux grands acteurs existants n’est pas incompatible avec la poursuite de l’évolution technologique. Dans cette optique une réglementation fondée sur des principes plutôt que sur des technologies doit être créée ».
Un livre à lire pour une meilleure prise de conscience !